La lumière s'épuise.
L'électricité embrase les fils de métal.
Les travailleurs invisibles laissent filtrer leur dernière incandescence.
Mais laissons là les faibles ampoules à l'agonie, et regardons dehors, sous le ciel, les étoiles. La lumière baigne la nuit. Les étoiles regardent la lune, et nous regardons leur spectacle. Nuit du Nord si claire, calme, traversée par des brises d'air tiède. Les odeurs flottent, comme portées par l'obscurité. Les grandes rues vides se délacent sous la caresse des rayons laiteux. Rien ne s'oppose plus au mouvement, on se déplace vite, sans entrave, le sourire au lèvres. La nuit arase les quartiers, les différences, se joue de l'ombre des grands arbres au bord des canaux, se multiplie sur l'eau, sillonne vers on ne sait où. Sa beauté attire, on se perd auprès d'elle. On la suit, ses méandres.
Peu à peu les yeux s'habituent, la nuit devient dense dans sa robe voilée d'obscurité et de clarté, le silence se fait musique, repos, la douceur de l'air étouffe les bruits comme un tapis de fleurs. Les pétales volent en portant les parfums des cerisiers.
Sous le ciel paisible, la rumeur du Kiez se fait sentir, on sent les tremblements de fêtards mêlés à la basse du port, les grues en mouvement permanent. Quelques mouettes cyniques vont et viennent ente deux espaces.
Les quartiers vivent une liaison secrète dans la bière, Astra des fêtards, quartier rouge, Astra des travailleurs, ancre en forme de coeur, marins au coeur bleui. Les forces s'épuisent dans la bière, les filaments des lumignons du Clochard attendent dans une souffrance de chair l'aube qui ne tardera plus.
Et il semble que depuis des siècles tout s'est toujours mêlé ainsi, des fêtards et des marins, des bordels et des théâtres, sans discontinuer. La lune prend ci et là sa forme cruelle, couleur d'acier, et les poissons se font découper, charcuter et massacrer, au fond des filets, ils passent sur le marché, se transforment en Fischbrötchen. Aigre odeur du vinaigre, des cornichons, des oignons. L'acidité du poisson répond à celle des muscles.
La fête bat son plein, timidement, on investit aussi les entrepôts désaffectés, la musique agressive supplante la voix enrouée des grues. La lune laisse faire-elle éclaire les visages fatigués, comme un rappel du temps qui passe. Rides d'excès, de bonheur, brin de folie.
Abandonnés, jaloux, les grands immeubles résistent, lancent leurs néons inhumains, mais les slogans s'effacent devant la lune, sous la brise, dans l'inconscience de l'alcool. Ils voudraient prétendre à l'éternité, mais la fatigue de la fête les rattrape, les fige, leur donne des paupières. La fête des bas quartiers pèse sur eux, inexorablement, elle les rabaisse, les humilie, nivelle tout et dérobe pour elle la lumière.
On n'en peut plus, la lune a déjà tourné beaucoup, l'Aube approche, Electre, ô Electre, les membres fatigués et la tête vide, la brise tiède, les grands espaces s'offrent à nous, encore, toujours, à perte de vue. Les grandes sirènes du port scellent leur alliance aux armateurs, s'unissent aux marins, embrasent de désir les voiliers, tissent des filets de mort.
La lumière s'épuise, mais épure nos sentiments; à nouveau, l'avenir se dessine, les ombres délicates vont reprendre leur place, nous inviter à la nuit, et nous pourrons rêver tout le jour, à un autre monde, plus libre, plus égal, plus fraternel.
La lumière meurt, dans un claquement sec, le travail reprend.